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Jean Sulpice, haute cuisine – haute montagne

Robin - 07 janvier 2022

Sulpice d’hiver

Haute cuisine, haute montagne

Jean Sulpice, 43 ans, ne s’arrête jamais. Dort-il seulement ? La haute cuisine comme la haute montagne ou la haute mer ne souffre ni l’imprécision, ni l’inattention.

C’est un défi permanent et Jean Sulpice, chef cuisinier doublement étoilé, revendique l’esprit du sportif dans son métier où « le curseur est à temps plein, jamais à mi-temps ! ».

Jean Sulpice

© Millet – Quentin Iglesis / Jean Sulpice

Ski de randonnée à la Sambuy

© Millet – Quentin Iglesis / Ski de randonnée à la Sambuy

Installé depuis 5 ans à Talloires (après avoir vécu à Val Thorens), Jean Sulpice n’est jamais loin d’une montagne.

« Nous sommes dans l’un des endroits que j’affectionne, c’est proche de l’Auberge du Père Bise. A moins de 20 minutes de mon restaurant, je suis dans un environnement alpin comme la Tournette ; je prends mes baskets et je vais courir, j’évacue les toxines, sans montre (je n’en ai pas). 45 minutes me suffisent, je monte à la chapelle Saint-Germain regarder le lac. Ou alors je vais à la Sambuy, pour une sortie de ski de randonnée ».

Le mont Blanc pour compagnon

© Millet – Quentin Iglesis / Le mont Blanc pour compagnon

Rendez-vous est pris. Nous nous retrouvons sur le parking de la station de la Sambuy, un matin de janvier. Jean se change devant son coffre ouvert. Ici, il n’a rien d’un chef médiatique : il est équipé comme un coureur de la Pierra Menta. Combi, patin étroit et Aliens aux pieds. Dès la première pente il attaque fort, il ne fait pas semblant. On l’imagine facilement dans sa cuisine à pousser ainsi le souci du détail.

La cuisine, il ne l’oublie jamais vraiment. Dans la seconde moitié de la montée, vallonnée et piquetée de résineux, il partage ce qu’il ressent : « Je crée des plats dynamiques, qui stimulent et donnent envie de manger. Une cuisine qui a du pep’s, comme la nature ce matin ! Tiens, regarde, tu vois le mont Blanc ? C’est comme si on avait appuyé sur un bouton pour l’allumer avec la brume sur le lac d’Annecy ».

Le sport comme équilibre de vie

© Millet – Quentin Iglesis / Le sport comme équilibre de vie

Le sport est aussi un moyen de garder le contact avec la nature qui est au cœur de sa cuisine. « Je travaille à restituer les ambiances de montagne. En ce moment, comme j’ai l’impression d’être au printemps, je construis ma carte en me projetant dans une nature ensoleillée qui a envie de sortir de l’hiver : les pousses, les légumes, la fraicheur ».

Le sport a toujours été une partie importante de sa vie, lui qui pratique aujourd’hui le ski de randonnée, le vélo, le VTT et la montagne. « C’est un équilibre », confirme-t-il. « Quand j’ai commencé ce métier, la cuisine a pris beaucoup de place dans ma vie. J’ai eu besoin de m’échapper, de ne pas tomber dans un engrenage infernal. Tu peux vite te perdre. Je voulais éviter cela et le sport est devenu ma ligne de conduite, mon équateur. Quand j’ai besoin de souffler, je peux dire : j’ai sport cet après-midi ! Et si un client m’offre un verre, je ne bois pas le deuxième, parce que le lendemain, j’ai rando ! ». Le sport est comme un exutoire dans lequel Jean s’engage intensément et passionnément, comme aux fourneaux. Une approche qui lui permet de pouvoir s’enorgueillir de performances de haut rang pour un « amateur » que ce soit en ski alpinisme à la Pierra Menta ou sur l’Etape du Tour en vélo de route (141ème sur 15 000) en 2019.

Cuisine et sport. Son frère Patrice, qu’un accident a éloigné d’une prometteuse carrière de cycliste sur piste, « s’entrainait pour devenir champion du monde quand nous étions enfants » et ses grand-parents apportaient « l’environnement de cuisine. C’est ça mon équilibre de vie, j’y suis né ». Il a ainsi inscrit son métier dans la même dynamique qu’un sportif de haut-niveau. Cuisine ou sport, sport ou cuisine : « Je suis boulimique de travail et d’entraînement parce que tu es bon quand tu répètes. C’est vrai dans le sport comme en cuisine. Tous les jours tu y retournes, tu cherches à sortir de ta zone de confort, à chaque instant. Aux fourneaux, je recherche l’aboutissement total de l’assiette dans la cuisson, l’assaisonnement, le service. Je me remets en question en permanence. Cette persistance pour aller au bout, je l’apprends dans le sport. C’est un état d’être, un état d’esprit… et ce n’est jamais facile ! ».

Tu es bon quand tu répètes, c’est vrai dans le sport comme en cuisine.

Jean Sulpice
En route pour la descente

© Millet – Quentin Iglesis / En route pour la descente

Et il continue à filer la métaphore, à filer vite avec ses jambes alpines, sans chrono mais avec une ligne d’arrivée en bas : « Chaque service est une course. Il faut être bon, tous les jours ! C’est pour cela que les grands champions m’inspirent : Fourcade, Dénériaz, Dumarest, Nicolas Roux. Fourcade, en un regard, tu comprends le bonhomme. C’est très animal, tu sens ce qui va se passer. Il sait faire les choses au bon moment, il n’est pas déstabilisé, il ne se laisse pas influencer, il est lui-même. Je le comprends. Cette énergie-là m’intéresse et je m’en nourris ».

Nous poursuivons la discussion à une petite table locale et simple. Jean pique dans le pâté, soulève la peau du poisson, grignote une olive non pas avec un œil acéré de chirurgien mais avec l’appétit éduqué du gourmet. Il a envie de goûter ce plat simple et presque banal avec la même voracité curieuse qui a avalé les presque mille mètres de dénivelé sur une neige fade plus tôt ce matin. « Mon métier est de mettre des choses dans ma bouche et de faire travailler mon cerveau et le sport m’y aide. Créer l’émulation, faire saliver, émerveiller le palais. La cuisine c’est l’émotion ». Comme le sport, non ?

Mon métier est de mettre des choses dans ma bouche et de faire travailler mon cerveau… Et le sport m’y aide…

Jean Sulpice

Texte : Guillaume Desmurs (originellement publié dans le Rise Up Journal 2020 / Millet)